Cosmopoétiques du souffle
— Et si nous courrions en cascades, non-humainxs, noirxs, barbares, indigènes, vermines, déchets, crip et queer dans les brèches de l’humanité ?
Je ne veux plus que l’on me regarde. Je veux que l’on me voit.
Il y a ces deux phrases qui ne cessent de me revenir. Je ne les jamais entendues mais chaque syllabe se découpe, chaque jour un peu plus, parce que l’humanisation tient à cette faille, celle qui fissure la conception cartésienne du sujet philosophique occidental1, celle qui dit je ne peux te sentir sans engager mon corps dans tout ce que tu es, celle qui affirme qu’on ne peut observer sans se prendre au corps avec les mondes, les êtres, l’inerte, sans devenir objets en mouvement, sans ressentir continuellement l’ébranlement de ses propres présences aux mondes, déplacements à la fois ontologiques et épistémologiques comme des explosions constellaires où « Métamorphoses, transpositions, mutations et réarrangements sont la norme. »2
« Tu sais ce besoin / qu’on dit avoir parfois, / to feel seen, / se sentir vue pour « ce qu’on est » / Je trouve ça chelou / et important. / Comment, par qui, pourquoi ? / Est ce que je suis / fabriquée / par la manière dont je suis perçue ? / Est-ce que je / deviens ce qu’on / voit de moi ?
*
Hier / la rivière / a eu l’air de demander / et si tu devenais / ce que / tu / perçois ? / J’ai fondu en larmes sur le rocher / parce que je n’avais d’yeux / que pour elle. »3
Chaque soleil qui se lève est une journée de deuil. Hier, les bombardements à Gaza ont repris, les mines de Kivu charrient le génocide dans le silence, au Soudan, plus de 7,1 millions de personnes fuient la mort. C’est dire comme l’expérience de l’humanité est loin d’être une expérience égale et universelle.
Comme, alors même que nous l’avons toujours sue, nous, non-humainxs, noirxs, barbares, indigènes, vermines, déchets, crip et queer, alors même que nous l’avons déjà éprouvée 100 fois dans la chair, alors même que nous en avons héritée, empreinte, trace et douleur de la mémoire ancestrale4, que nous ne sommes pas néxs avec des yeux pour regarder mais le vide dans la pupille de celleux qui nous regardent, le voir — 9 octobre, le visage de Yoav Galant, ministre de la défense israélien, il dit : « J’ai ordonné un siège complet de la bande de Gaza. Pas d’électricité. Pas de nourriture. Pas de gaz. Tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. » — est une souffrance sans nom.
J’ai dit ô mon corps, fais toujours de moi ce qui interroge.5 Le système colonial, capitaliste, cishétéropatriarcal, spéciste, validiste, cette machinerie articulant toutes les oppressions6, la violence, l’extraction, la destruction et le silence dans une nécropolitique au visage progressiste, ne nous sauvera pas. Il n’est pas réformable. Squelette de la cosmovision occidentale, il trouve son existence même dans la nécessité de produire et (se) re-produire car c’est là même que tient sa sur-vie, une sur-vie qui n’est autre que « La métaphore du cancer généralisé. C’est un dérèglement systémique du corps, qui se traduit en de multiples symptômes: maux de têtes, problèmes de peau et de digestion, par exemple. Pour chacun de ces symptômes, il existe des remèdes, ça peut être de l’ibuprophène, une pommade, un antispasmodique. Pour autant, la somme de ces « solutions » ne guérit pas la maladie. »7
Il y a l’image de ce soldat israélien arborant le drapeau LGBTQIA+ sur les territoires conquis palestiniens comme les colons espagnols arboraient la croix en Abia Yala, le discours de la transition écologique occidentale dont une partie repose sur l’exploitation, l’exil et la mort de millions de personnes au Congo, la destruction de leurs terres et l’empoisonnement de leurs eaux, Greta Thunberg criant « No climate justice on occupied land » avant de se faire arracher son micro par un homme blanc présent dans la foule : « I come here for a climate demonstration, not a political feud », la juriste Céline Bardet niant, dans un entretien pour le média féministe La Déferlante, les violences sexuelles commises par l’armée israélienne envers les palestinien.ne.s comme si celles-ci étaient le seul fait des barbares et non d’un système militaire civilisé « extrêmement strict et éprouvé, avec des formations sur ces questions »8.
Le squelette de la cosmovision occidentale ne s’effrite pas, il change de costume. Aujourd’hui, le féminisme, les droits LGTQIA+ et l’écologie comme cheval de Troie de l’oppression, de l’extraction et de la destruction. Hier, la modernité, le christianisme et la civilisation. S’attaquer au symptôme laisse la maladie intacte. Pire, elle lui donne le temps de se propager.
La cosmovision occidentale, bien qu’elle tienne sa colonne vertébrale d’un système colonial, capitaliste, cishétéropatriarcal, spéciste, validiste, etc, a viscéralement besoin, pour sur-vivre, de s’inscrire dans un récit moral dont les tenant.e.s de cette cosmovision sont les héro.ïne.s.
Les explorateur.ice.s, les aventurier.e.s, les humanistes, les Lumières, les scientifiques, les modernes, les défenseur.se.s de la démocratie, les progressistes, qu’importe le récit tant que celui-ci les inscrit irrévocablement du côté du bien, et, les institue, dans le même mouvement, comme uniques détenteur.ice.s de l’humanité.Une humanité figée, circonscrite, innée à un nombre délibérément restreint de corps humains, refusée à tous les corps non-humains et ceux qui, bien qu’en ayant l’apparence, n’en épouse pas complètement la forme9. Une humanité dont nous savons tout l’enjeu puisqu’elle seule, dans cette même cosmovision, donne un droit inaliénable à la vie et à l’ensemble des droits permettant la pérennité et la dignité de cette même vie. Une humanité dont nous avons terriblement besoin car elle-seule nous permet d’échapper à la mort mais qui ne nous sera jamais accordée, jamais tout à fait car aveugle, elle ne s’inscrit pas dans cet ébranlement de soi-même, ni dans ce déplacement ontologique et épistémologique dans, par et à travers l’autre mais par la recherche d’une mêmeté absolue qui si elle déroge, si elle dévie10, si elle prend d’autres formes déplace automatiquement sa frontière11, d’un sens ou de l’autre, afin de ré-affirmer le bien-fondé de sa définition.
Il s’agit de garder sa prétendue cohérence. Reculer la frontière en refusant l’humanité à celleux qui y dérogent. L’avancer en leur permettant d’y appartenir, sous condition qu’iels — celleux qui dérogent à l’humanité — fassent preuve de mêmeté avec elle : les femmes, après tout, peuvent être des hommes comme les autres, les noirxs ressemblent bien au blanc.he.s, love is love, les personnes handi.x.s ne sont pas si différentxs…
Quand cette mêmeté est précisément ce qui empêche de voir.
Je ne veux pas que l’on me regarde. L’humanisation tient à cette faille. Hors de la cosmovision occidentale, elle tient à cette faille. Celle qui dit je ne peux te sentir sans engager mon corps dans tout ce que tu es. Elle ne repose pas, dès lors, sur une expérience de la mêmeté et la reconnaissance d’une identité absolue mais sur une expérience du déplacement et la reconnaissance d’une altérité radicale12.
En ce sens, par elle, l’humanité n’est ni figée, ni circonscrite, ni innée à un nombre restreint de corps, elle peut habiter, traverser toustes les êtres humainxs, se déplacer jusqu’aux animaux, aux plantes, à la rivière, engager tout le vivant jusqu’à à l’inerte et même se mouvoir dans l’invisible. Elle n’est pas un nom propre, une propriété privée mais un verbe13, un acte relationnel et communautaire, lyannaj14 dont chaque mouvement porte une empreinte singulière, tissage sans cesse renouvelé par les déplacements ontologiques et épistémologiques de nos présences aux mondes.
Il n’y a pas d’humanisation possible dans le système colonial, capitaliste, cishétéropatriarcal, validiste, spéciste, à travers les yeux du squelette de la cosmovision occidentale car sa sur-vie dépend d’une humanité fondée sur une définition figée et exclusive de la propriété15. C’est cette définition même qui lui permet, dans un mouvement cyclique, de s’inscrire invariablement comme le bien dans le récit moral qu’elle développe, depuis le 16ème siècle, pour produire et (se) re-produire par l’extraction, l’oppression et la destruction du moins qu’humain et du non-humain.
Or, les cellules du cancer ne sont les héroïnes d’aucune épopée. Elles déploient leur nécropolitique pour ne pas mourir.
Je ne veux pas que l’on me regarde. Je veux que l’on me voit. Comme animale. Comme barbare. Noire. Queer. Vermine. Malade. Folle. Comme déchet.
As in fuck your humanity, I wanna humanize all the ones you displaced far beyond, in the land of death, children, forests, gold, cobalt, the winds, olive trees, our ancestors, human and non-human, wolves and the Pacific Ocean.
Et si nous courrions en cascades, non-humainxs, noirxs, barbares, indigènes, vermines, déchets, crip et queer dans les brèches de l’humanité ?
« By revealing geo-history and biography configurations and heterogenous historico-structural nodes in the historical frame created by global linear thinking, decolonial thinking and doing performs two operations at once: it anchors new epistemic and ontological sites; and it contextualizes Descartes’s claim, which by requiring the awareness of thinking in order to be aware of its existence, narcotized the historical geo- and body-political motivations of his own thinking. » Walter D. MIGNOLO. THE DARKER SIDE OF WESTERN MODERNITY. Global futures, decolonial options. Duke University Press, Duke, 2011, p. 91.
Achille MBEMBE. La communauté terrestre, La Découverte, 2023, p.42.
Léa RIVIÈRE. L’odeur des pierres mouillées. Editions du Commun, 2023.
« La mort est donc une ressource, puisqu’elle fait partie de l’expérience, du bagage identitaire. On le voit, les écritures subsahariennes ne cherchent pas à raviver le passé pour lui-même. Elles sont traversées par lui, comme les vivants par le souffle des ancêtres qui veillent depuis le pays des morts, et viennent marcher dans les rêves de leur descendance. Elles donnent corps à la trace de ce qui fut, l’auscultent comme le pisteur l’empreinte, pour comprendre ce dont elles émanent et proposer au monde cette science de la survie que maîtrisent les Subsahariens et Afrodescendants. » Léonora MIANO. L’impératif transgressif, L’Arche, 2016, p. 36.
Écho à la conclusion de Peau noire, masques blancs de Frantz FANON.
Un exemple parmi tant d’autres tiré de l’article d’Emma BIGÉ, Récits crip pour des futurs dévalidés. Pour le Numéro Automne 2022 de Trou Noir : « Le validisme est un système d’assignation des corps et des esprits, fondé sur les idées socialement construites de normalité, de productivité, d’intelligence, d’excellence et d’adaptation. Les idéaux validistes sont profondément enracinés dans l’eugénisme, l’anti-Noirceur, la misogynie, le colonialisme, l’impérialisme et le capitalisme. […] Il n’est pas nécessaire d’être handicapé·e pour faire l’expérience du validisme. » Talila A. Lewis, « Working Definition of Ableism », janvier 2022.
Arthur KELLER : « Notre civilisation est une machine qui convertit la nature en déchets ». Interview pour La Relève et La Peste, 2023.
Entretien avec Céline BARDET. Newsletter du 15 novembre 2023. La Déferlante.
Marie Barbier, Lucie Geoffroy, Emmanuel Josse et Marion Pillas, cofondatrice et corédactrices en chef de la Déferlante ont, le 24 novembre 2023, suite à une vague de réactions dénonçant le caractère raciste et colonial de cet entretien, présenté leurs excuses dans une newsletter intitulée : « Nous avons commis une double erreur : journalistique et éthique ».
Rien de plus symbolique pour décrire cette humanité propre à la cosmovision occidentale que l’image prise par Myriam Bahaffou dans Des paillettes sur le compost. Écoféminismes au quotidien : dans le cadre du projet « Beacon in the Galaxy » initié par les scientifiques de la NASA en 2022, deux dessins intitulés « Illustrations of the human form » sont réalisés afin d’être envoyés dans l’espace afin de permettre un premier contact entre une représentation de l’humanité et des peuples extraterrestres. Corps trans*, non-binaires, noirs, gros, non-valides sont, de fait, irreprésentés, autrement dit (im)pensés comme hors de la « forme humaine ».
« Le mot crip (de l’anglais cripple : éclopé·e, infirme, estropié·e) partage avec le mot queer (du moyen bas allemand qver ou queer : oblique, de travers, tordu·e) l’image du pas-droit. Tous deux sont des mots-stigmates désignant des manières d’habiter l’espace et le temps qui résistent à l’évidence des flux, qui se désalignent et prennent des chemins de traverse. Des désirs queer : des désirs qui s’orientent vers les mauvaises sortes de corps – pas du bon genre, pas du bon nombre, pas de la bonne couleur de peau, pas la bonne partie du corps investie. Des corps crip : des corps qui ne vont pas aux bons rythmes – des corps qui roulent, des corps qui stimment, des corps qui ont des tocs, des corps trop ou pas assez sensibles à certains stimuli. ». Emma BIGÉ, Récits crip pour des futurs dévalidés. Numéro Automne 2022 - 21 novembre 2022. Trou Noir. Voyage dans la dissidence sexuelle.
Écho à la frontière de l’indigne de Norman Ajari, s’appuyant sur la notion de nécropolitique d’Achille Mbembe, dans La dignité ou la mort : « Mais, plus radicalement encore, ce que permet de penser la notion de nécropolitique, c’est que la violence politique ne se borne pas à ôter la vie ou à discriminer entre les vies vivables et celles qui ne le sont pas. Elle opère surtout d’incessants déplacements de la frontière même qui sépare la mort de la vie. »
Écho au multiculturalisme radical de Maria Lugones, évoqué dans Décoloniser le féminisme. Une approche transculturelle de Soumaya Mestiri : « C’est là le sens d’une complémentarité bien comprise, qui met à égale distance asservissement et tolérance. Car en appeler à la tolérance entre les femmes, c’est « dénier la fonction créative de la différence dans nos vies », c’est rester fondamentalement en deçà du projet d’un « multiculturalisme radical » dans laquelle la différence est considérée non comme une menace mais comme « un fonds doté de polarité nécessaires à partir desquelles notre créativité, inscrite dans un mouvement dialectique, peut faire des étincelle. ». »
Écho à la pratique de l’amour de bell hooks, qu’elle détaille, entre autres, dans À propos d’amour mais infusant toute son oeuvre.
« Maillage de l’araignée et lyannaj de la liane partagent la même « dynamique d’allier et de rallier, de lier, relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé » : les rives des Amériques et de l’Afrique, le passé et le futur, les vivants et les morts, etc. » Denetem TOUAM BONA. Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge, 1.
« 1. Qualité propre de quelque chose qui le distingue d’autre chose ; particularité : les propriétés physiques d’un corps. (…) 3. Droit d’user, de jouir et de disposer d’une chose d’une manière exclusive et absolue sous les seules restrictions établies par la loi : Accéder à la propriété. Titre de propriété d’un immeuble. » Définition de la propriété. Larousse.